lundi 2 mars 2009

USA:LA PRESSE TANGUE AUSSI,LE NYTIMES RESISTE

Le "New York Times" : debout dans la tourmente
LE MONDE | 02.03.09 | 15h22
Chapeau bas ! Oui, "Chapeau bas !", ont dû murmurer des milliers de lecteurs et fins observateurs du New York Times, en découvrant, le 16 février, le long article que Marc Lacey, correspondant du journal à Mexico, consacrait à l'investisseur venu en décembre 2008 à la rescousse de leur quotidien. Assorti de deux grandes photos, dont une très peu flatteuse, et démarrant à la "une" du cahier "Business", le portrait de Carlos Slim, "un milliardaire du Mexique qui inspire à la fois louange et inquiétude", représentait au fond la quintessence du journalisme estampillé New York Times.
Enquête fouillée, anecdotes cinglantes, distance, style, humour... Marc Lacey précisait que Carlos Slim avait refusé de lui accorder une interview et n'omettait rien de son écrasante influence dans l'univers des médias, son aversion pour les enquêtes sur son compte, son armée d'avocats chargée de déjouer les lois antitrust, son manque de charisme, ni bien sûr son récent investissement dans... le New York Times. 250 millions de dollars (192 millions d'euros) qui confèrent au magnat, outre le prestige d'un lien avec une institution mondialement réputée, des bons de souscription lui permettant, s'il le souhaite, de porter à 17 % la part de 6,9 % qu'il possède déjà dans le capital de la société et qui, toujours selon le quotidien, lui a déjà fait perdre "des dizaines de millions".
Un article équilibré mais critique, donc, qui n'a pu que déplaire à l'intéressé. "Un portrait dans la plus pure tradition du New York Times et parfaitement nécessaire", affirme Alex Jones, ancien journaliste au quotidien new-yorkais et auteur, en 1999, d'un livre de référence sur le sujet - The Trust : The Private and Powerful Family Behind The New York Times. Le message sous-jacent, selon lui, était clair : "Le statut d'investisseur de M. Slim n'implique aucun traitement de faveur. L'intérêt économique du journal ne doit en aucune façon affecter la totale indépendance de sa rédaction." Mais qui, sérieusement, en doutait ?
Dans la grande tourmente qui secoue toute la presse américaine, le New York Times, créé en 1851, reste plus que jamais un étendard, voire une boussole pour journalistes désorientés. Sa constance rassure les amoureux des journaux, consternés d'apprendre chaque jour fermetures, mises en vente ou en liquidation de publications locales, à Baltimore, Denver, Seattle, Chicago, Minneapolis ou Hartford - l'un des derniers quotidiens menacés d'extinction étant le San Francisco Chronicle, qui a perdu 50 millions de dollars en 2008. Le maintien des effectifs de sa rédaction (environ 1 300 personnes) détonne dans un secteur qui a perdu plus de 20 000 emplois en 2008, des milliers d'autres devant disparaître dans les prochains mois.
Blogs et séminaires tiennent des comptabilités affolantes, évoquent des rédactions saignées à blanc et contraintes de déserter de nombreux fronts de l'information, de renoncer aux correspondants à l'étranger, de fermer leur bureau de Washington, l'exemple le plus criant étant le Los Angeles Times, vidé de la moitié de ses journalistes.
Paniqués, ils envahissent le Web de témoignages et de questions sur l'avenir de leur métier et, au-delà, de la démocratie : si plusieurs grandes villes américaines n'ont plus un seul journal local, qui couvrira les informations liées à la police, la justice, les écoles, les fraudes et le système municipal ? Si les grandes rédactions sont fragilisées, qui couvrira l'Irak, l'Afghanistan, les désastres de la crise dans le monde et les débats de Washington ?
"Qui ? Le New York Times !, sourit Bill Grueskin, ancien rédacteur en chef du Wall Street Journal et aujourd'hui l'un des directeurs de l'école de journalisme de l'université Columbia. Malgré les circonstances, il refuse le moindre sacrifice à sa quête d'excellence et d'intégrité." Les aménagements de sa couverture ? "Infimes, comme son plan d'incitation aux départs de l'an passé. A l'heure de la débâcle, il persiste à miser sur son énorme rédaction, ses correspondants, son expertise. Il continue de vouloir couvrir la planète, raconter la société, la culture, les livres. C'est une résistance admirable !"
"Fascinant !, reconnaît Barney Calame, l'ancien médiateur du quotidien. Cette volonté, malgré ses dettes et la récession, de ne pas amputer le budget annuel de plus de 200 millions de dollars consacré à l'information est unique. Ils ne céderont jamais sur la qualité du journalisme. Ils continuent même de recruter, dès qu'une plume talentueuse s'avère disponible !" Le journaliste David Carr confirme, conscient que cette confiance dans la valeur de ses employés lance un défi à la rédaction, l'incitant à se dépasser, innover, enrichir le site Web - "Travailler au Times relève plus de la religion que d'un emploi !" Une énigme ? Non. La "résistance" ne surprend guère ceux qui savent l'attachement historique des propriétaires - la famille Sulzberger - à l'excellence et au rayonnement international de leur journal. "Il serait naïf de croire que la chute de leurs revenus leur est indifférente, souligne Alex Jones. Mais leur engagement dans l'aventure journalistique est total, de même que la solidarité de toute la famille à l'égard d'Arthur, aujourd'hui en charge du journal. Contrairement à d'autres familles (les Bancroft ont vendu le Wall Street Journal à Ruppert Murdoch en 2007), ils ne flancheront pas."
A preuve, le 19 février, le conseil d'administration du groupe a suspendu le paiement de dividendes à ses actionnaires afin d'économiser 34,5 millions de dollars. Une mesure inédite, qui complète d'autres sacrifices récents. En 2008, les revenus publicitaires ont fondu de 14,2 %, et le total des dettes de la compagnie a atteint 1,1 milliard de dollars. Une partie du magnifique immeuble construit à Manhattan par Renzo Piano (600 millions de dollars) et dans lequel vient d'emménager le journal va être revendue en crédit-bail, et la participation de 17,8 % du groupe dans une société actionnaire des Boston Red Stock, l'une des principales équipes de base-ball, devrait être cédée.
Annick Cojean